Matthieu Ricard : empathie, altruisme et compassion

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Empathie, altruisme et compassion – 3

Par Matthieu Ricard le 11 mai 2016

Est-il nécessaire de ressentir ce qu’autrui ressent pour manifester de l’altruisme à son égard ?Entrer en résonance affective avec autrui peut certes aider à déclencher une attitude altruiste, mais il n’est nullement indispensable que je ressente ce qu’autrui ressent. Imaginons que je sois assis dans l’avion à côté d’une personne terrifiée par les voyages aériens et visiblement figée dans un malaise inexprimable. Le temps est au beau fixe, le pilote expérimenté et même si je me sens personnellement à l’aise, cela ne m’empêche pas d’éprouver et de manifester une sollicitude sincère envers cette personne et de tenter de la rassurer au mieux par une présence calme et chaleureuse. Pour ma part, ne ressentant aucune anxiété, je ne suis pas troublé par ce qu’elle ressent, mais j’éprouve de la sollicitude pour elle et ce qu’elle éprouve. C’est précisément ce calme ce qui me permet de lui offrir cet accompagnement de réassurance.

Cela dit, imaginer ce qu’autrui ressent en entrant en résonance affective avec lui peut éveiller en moi une compassion plus intense et une sollicitude empathique plus active, parce que j’aurais clairement pris conscience de ses besoins par mon expérience personnelle. C’est cette capacité à ressentir ce qu’autrui ressent qui fait défaut chez ceux que le sort des autres indiffère, les psychopathes en particulier.

Se mettre à la place de l’autre

S’imaginer à la place de l’autre, se demander quels sont ses espoirs et ses craintes, et considérer la situation de son point de vue sont, lorsque l’on prend la peine de faire cette démarche, de puissants moyens d’éprouver de l’empathie. Pour être concerné par le sort d’autrui, il est essentiel de considérer attentivement sa situation, d’adopter son point de vue et de se rendre compte de ce que l’on ressentirait si l’on se trouvait soi-même dans cette situation. Comme le remarquait Kafka : « La guerre est un prodigieux manque d’imagination. »

Il importe en effet de donner un visage à la souffrance d’autrui : ce dernier n’est pas une entité abstraite, un objet, un individu lointain fondamentalement séparé de moi.

Un instituteur américain raconte comment, durant les premières années de l’épidémie du sida, alors que la maladie était frappée du sceau de l’infamie, la plupart des jeunes de sa classe affichaient une attitude très négative à l’égard des malades touchés par ce mal. Certains allaient jusqu’à affirmer que ceux-ci « méritaient de mourir ». D’autres préféraient se détourner d’eux en disant : « Je ne veux rien avoir à faire avec ces gens-là ». Mais après que l’instituteur eut projeté un documentaire sur le sida qui donnait un visage aux souffrances des mourants, la plupart des élèves furent ébranlés et certains avaient les larmes aux yeux. (1)

Le philosophe américain Charlie Dunbar Broad le constate très justement : « Une grande partie de la cruauté que les gens applaudissent ou tolèrent, l’est uniquement parce que ces personnes sont trop stupides pour s’imaginer être elles-mêmes dans la position des victimes, ou parce qu’elles s’abstiennent délibérément de le faire. » (2)

Notes :

(1) Wilder, D. A. (1986). Social categorization: Implications for creation and reduction of intergroup bias. Advances in experimental social psychology, 19, 291–355. Cité dans Kohn, A. (1992). The Brighter Side of Human Nature, Altruism and Empathy in Everyday Life, Basic Books, p. 145.

(2) Cité dans Milo, R. D. (1973). Egoism and altruism. Wadsworth Publications, p. 97.

Mr4417

Personne âgée tibétaine dans un foyer soutenu par Karuna-Shechen, Marthok et Dzogyen Rawa, province de Golok, Tibet oriental (18 février 2016).